Chapitre 34

Je me souviens de chaque minute de ma première nuit dans la rue.

Nom de nom, c’est qu’il a vraiment été jeté dehors, ce gosse ? Vous attrapez votre gourde tant votre bouche est desséchée. Vous ne voulez pas en louper une miette. Les mots et les images vous en apprennent encore un peu plus.

Et des nuits de solitude, y’en a eu. Beaucoup. Quand je pense que j’ai eu faim ! Ah c’est clair, il n’était plus question de gigot du dimanche. Mais surtout, surtout, c’est la peur ! J’avais jamais connu ça.

J’ai eu envie de mourir … dix fois ? cent fois ? Tout le temps !

Être seul, abandonné, coupé de son cocon, c’est l’horreur. Et des fois, être mal entouré, c’est encore pire. Flav qui avait la main leste. Ces trois malabars qui m’ont laissé en sang sur le trottoir. Cette saleté qui m’a piqué mon sac en plein milieu de la nuit. Elle s’est barrée en m’insultant en plus !

Et puis y’a eu Matt.

Il m’a sauvé la vie ; il m’a tenu la main durant des années. Quand j’ai douté. Quand j’ai eu peur. Quand j’ai eu mal. Quand j’ai été insupportable.  Quand j’ai été malade.

Il ne m’a jamais lâchée. Tout le temps qu’il m’a fallu pour remonter la pente et devenir « moi », Aline.

Ah le parcours de soins ! L’opération ! La transformation ! Quel calvaire ! Quels efforts !

– Non, non, mais non ! Je n’ai pas changé de sexe. J’ai juste aligné mon corps avec mon moi réel, intérieur.

« Petite pédale » ! Il a rien compris le paternel. C’était plus facile de m’effacer de sa vie.

Vous êtes submergé par le chagrin qui envahit Aline lorsque soudain, la voix du chef de bord vous ramène dans le train. Ouille, vous revenez au temps présent de manière plutôt brutale. Il annonce une arrivée en gare avec un retard de quinze minutes. Le petit voisin d’Aline s’est endormi. Sa joue rebondie écrase un lapin en peluche d’une saleté sans nom. Aline aussi le regarde ; et sourit. On dirait bien qu’elle a décidé de ne pas lui en vouloir à ce petit bonhomme spontané. Et pas si bête ! Elle prévient Sophie de son retard par un court SMS. Vous sentez bien qu’en l’écrivant le rythme cardiaque d’Aline s’accélère. Pourquoi donc ? Vous avez hâte de faire connaissance avec la sœur. Dix-huit ans ont passé : elle a aujourd’hui 25 ans. La découverte est pour bientôt.

Aline quitte le wagon en soulevant son gros sac de voyage avec peine. Elle est déjà sur le quai, rapidement hors de la gare. Le soleil brille.

Mais dans la cervelle d’Aline, c’est une tornade ; vous en avez le vertige !

Elle est où ? Elle est où ? Elle a changé d’avis. Sûr. Est-ce que je vais la reconnaître ? Qu’est-ce que je fais là ? J’aurais jamais dû. Qu’est-ce que ça peut me faire ? Voir le vieux dans sa tombe ? Ca change rien ! Quelle idiote. Se jeter dans la gueule du loup comme …

– Ouh Ouh

Ah ! Oh ! Elle est là.

– Coucou !

Ma sœurette ! Je la reconnais. Enfin, heureusement que j’ai vu sa photo sur les réseaux sociaux. Tu penses ! Vingt-cinq ans. Elle ressemble à maman, mais avec une flamme dans le regard.

Aïe, elle a hésité, peut-être une toute petite milliseconde, avant de se serrer contre ma poitrine. La vache ! Elle va entendre les boum boum de mon cœur.

Je suis en totale panique.

– Al… , commence-t-elle.

Elle est très jolie. Elle ne sait pas trop comment m’appeler, mais elle est très jolie.

– Sophie ! Tu es magnifique !

Êtes-vous d’accord avec cette affirmation ? Vous vous donnez le temps d’y réfléchir. La beauté, c’est subjectif et ce n’est pas du tout le propos du jour. Pour le moment votre curiosité vous taraude ; vous voulez en savoir plus sur cette Sophie. Qu’est-elle devenue depuis ses sept ans ? Vous êtes tout ouïe, carnet de notes sur les genoux.

Il est temps de découvrir comment se passent les retrouvailles entre Aline et sa sœur. Vous voulez savoir si Aline va trouver l’amour des siens :