Chapitre 21

Le train suit son parcours, indifférent à toutes les pensées intérieures des passagers, ignorant tout de leurs histoires et de leurs soucis.

De votre côté, – c’est la mission ! – vous accordez une attention intense à Aline, la tête maintenant posée contre la vitre du TGV, comme si elle était trop lourde de ses douleurs.

Aline poursuit sa remontée dans le temps. Vous vous trouvez maintenant dans sa chambre d’ado…

No comment.

Une vraie chambre d’ado, quoi !

Est-ce que j’ai bien compris ? Ou RIEN compris ? Cette poupée que Sophie voulait si fort et que Papé lui a offerte … Était-ce un pacte ? Un marché ? Le dégueulasse marché du silence ?

Vous ne retenez pas vos mots qui traversent le système de connexion avec votre cliente à la vitesse de l’éclair : Ben, c’est clair !

Ben, c’est clair ! Et d’autant plus quand je l’ai retrouvée les jambes brisées, abandonnées sous le lit de ma petite sœur. C’était une évidence. Comment ai-je pu douter ?

Crétin de Kev !

Ah ben, c’est qui celui-là ? Les événements vont bientôt vous déborder. Voilà un nouveau personnage et avec lui, le voyant du taux d’adrénaline qui passe au rouge.

Vous êtes projeté dans une autre chambre d’ado. Deux jeunes gens assis sur un lit défait, Aline (en Alain) et sûrement ce « crétin de Kev ». La musique à fond vous empêcherait presque d’entendre ce qu’ils se disent.

– T’as aucune preuve ! assénait mon meilleur ami à tout bout de phrase.

Il balançait ses certitudes avec une telle force. Que je pouvais pas accuser mon propre grand-père comme ça. Que Sophie ne disait rien, ne se plaignait pas. Qu’elle n’avait qu’à dénoncer le vieux elle-même, après tout. Et puis, elle était toujours une bonne élève, ça c’est un signe qui ne trompe pas ! On ne peut pas se faire agresser sexuellement et faire semblant de rien. C’était sa conviction à Kev ! Je le revois tellement bien faire sauter dans sa main la petite poupée démembrée. J’avais l’impression qu’il maltraitait ma petite sœur ! Mais lui, restait sur son idée. Je me sentais de faire éclater ma famille ? Tout ça parce que je me racontais des histoires avec un rien. Est-ce que j’étais pas jaloux de ma petite sœur par hasard ? À tous les coups ! Et puis c’était mon côté hyper sensible, mon hystérie (il a employé ce mot-là !). Je l’entends encore : « Tu t’inventes des trucs. » Et « t’as quand même un côté fi-fille ! » Il insistait sur mon côté fi-fille … Il s’est même levé du lit pour s’asseoir sur sa chaise de bureau à ce moment-là. Comme si … C’est pour le rassurer que j’ai posé ma main sur son genou et lui a bondi comme un diable hors de sa boîte en criant : Sors !

J’ai pas compris. Sur le moment, je n’ai pas saisi la terreur dans le regard de mon ami ni le dégoût sur ses lèvres.

L’agression a eu lieu deux jours plus tard, après les cours. Ils étaient quatre ou cinq, Kévin en première ligne. Les insultes fusaient autant que les coups, poings, pieds, une douleur chassait l’autre. J’ai bien cru que j’allais mourir.

Aline frissonne et vous enragez de ce qu’elle a traversé. Mais c’est le passé ; il est impossible de le modifier en quoi que ce soit. Bien sûr, concernant le passé, le programme Jiminy ne peut rien.

Les larmes vous montent aux yeux quand vous suivez avec ses pensées le reste de la journée : le père qui est informé par les médecins de l’agression de son fils et qui, avant même de s’inquiéter, lui demande des explications sur les insultes entendues. Les aveux d’Alain.

Vous assistez, sidéré, à l’expulsion du jeune adolescent. Vous voyez le père qui le pousse dans l’allée du jardin jusqu’au portail, tandis que la mère se tient sur le perron dans toute sa raideur, bouche pincée, bras croisés sur son ventre, menton haut.

J’ai réchappé à mon agression, mais pas à la colère de mon père ! En sang, un vieux sac de sport rempli de n’importe quoi et de la petite poupée de porcelaine, j’ai été jeté à la rue. Jeté. Un déchet. Mon monde a basculé exactement ce jour-là, ce jour où j’ai abandonné ma petite sœur, où je l’ai carrément laissée dans les griffes d’un prédateur. Il n’y a pas d’autre mot ! Avec son sourire, ses gestes tendres, sa générosité grâce à son sale fric qui coince tout le monde. Tu parles ! Et voilà, on est … à … ah la vache ! Dix-huit ans après ! Un sacré bail !

L’ancêtre descend enfin dans la tombe, enfin à sa place, bientôt bouffé par les asticots. Je ne peux pas manquer ça.

D’après une enquête de l’association Mobilisnoo, conduite en 2018, les adultes transgenres sont trois fois plus susceptibles que la population générale à avoir pensé au suicide et près de six fois plus à avoir tenté de se suicider.