« Attendez ! criez-vous presque, alors que la femme s’apprête à franchir la porte. Voudriez-vous monter et vous sécher, le temps que l’orage passe ? »
Elle marque une pause tandis que sa main est déjà sur la poignée. Lentement, elle se tourne vers vous sans détacher sa main de la porte. En apercevant son regard qui vous fixe, vous plongez dans un océan de tristesse et de lassitude. Un monceau de désillusions et de doutes vous assaille par ce simple contact visuel. Vous imaginez la rue, le froid, l’humidité, la solitude. La femme se tient désormais devant vous, avec un air ferme et résolument assuré.
« D’accord, marmonne-t-elle en regardant ses chaussures.
Une fraction de seconde, votre proposition l’a touchée, et même si elle n’utilise pas de mots pour vous l’indiquer, vous le percevez désormais. Ce soir, vous n’avez pas simplement rencontré une nouvelle personne, vous avez aussi perçu une nouvelle manière d’appréhender l’autre dans son unicité et dans sa singularité.
Tandis que vous vous élevez dans l’ascenseur, vous avez l’impression que le monde pèse moins lourd sur vos épaules, et vous avez l’impression de faire ce qu’il faut pour la première fois depuis bien longtemps. Lorsque vous entrez dans votre appartement avec votre improbable invitée, vous constatez que la pluie a grandement diminué et que le ciel s’éclaircit.
C’est la première fois que vous rentrez chez vous en fauteuil roulant. Et, cette fois encore, vous constatez qu’évoluer dans l’espace ne sera guère aisé. Bien évidemment, rien n’est adapté, puisque vous n’aviez jamais envisagé le fait que vous pourriez, un jour, voir votre mobilité réduite. Après cette journée harassante, vous auriez bien voulu vous asseoir sur le canapé afin de pouvoir discuter avec votre nouvelle connaissance. Cela dit, vous constatez que vous êtes déjà en position assise et que le transfert vers le canapé pourrait s’avérer périlleux.
« Voulez-vous boire quelque chose ? tentez-vous afin de rompre le silence pesant installé depuis votre arrivée dans l’appartement.
– J’aimerais bien un verre, s’il vous plaît. Mais si vous m’indiquez où c’est, je peux me servir seule. »
Son assurance vous impressionne et vous acceptez bien volontiers. Ce faisant, vous songez au fait que vous allez devoir vous accommoder de votre fauteuil roulant durant les semaines à venir. N’osant imaginer ce que cela aurait pu être si l’accident vous avait bloqué à vie dans ce maudit fauteuil, vous préférez recentrer la conversation sur la jeune femme.
Sous son impressionnante masse de cheveux hirsutes et derrière son regard d’acier, Mélodie est une femme forte et ambitieuse. Elle tire son énergie de deux constantes qui l’accompagnent : son passé heureux, en compagnie de sa mère, et son futur ambitieux, lorsque tout ira mieux. Mise en confiance, elle s’est transformée en un véritable moulin à parole qui n’attendait qu’une oreille attentive pour se confier. Vous ressentez son besoin d’être écoutée, les mots jaillissent de sa bouche, c’est un exutoire, et au fur et à mesure elle semble se soulager.
Mélodie était une petite fille absolument classique. À part ses cheveux blonds tout à fait extraordinaires, rien ne la différenciait des autres. C’est aux alentours de ses quatorze ans, lorsque sa mère est décédée, qu’elle s’est retrouvée orpheline et sans famille. À l’époque, prise en charge par la DDASS, elle a été hébergée dans une chambre d’hôtel dans l’attente d’être placée en famille d’accueil. Malheureusement, en raison d’un important manque de places, elle est restée jusqu’à ses dix-huit ans dans cette chambre de neuf mètres carrés, seule et livrée à elle-même. Le jour de son dix-huitième anniversaire, ses droits sociaux ont pris fin et elle s’est retrouvée sans-abri, et une fois de plus seule aux commandes de sa vie. Les démarches administratives nécessaires pour prolonger sa prise en charge ne lui ayant pas été présentées, elle a dû vivre dans la rue et quitter le lycée, deux mois avant de passer le bac. Sans diplômes et sans revenus, elle vous avoue à demi-mot qu’elle mendie, et parfois même loue son corps.
À l’extérieur, le temps s’est éclairci et seuls quelques clairs nuages parsèment encore le ciel. L’orage est passé et le temps semble plutôt clément malgré la nuit noire. Constatant votre fatigue et l’heure tardive, Mélodie s’apprête à repartir en enfilant à nouveau sa veste et son bonnet.