Chapitre 51
Le Programme Jiminy

Vous vous demandez bien si vous avez eu raison de répondre à cette annonce. Évidemment, cet emploi présente de nombreux avantages., l’indication de salaire dépasse même vos espérances ! Le what ? Le Programme Jiminy ? Jiminy, comme Jiminy Cricket ? De Pinocchio ? Incroyable ! Déjà, vous ignoriez tout à fait que l’Administration possédait ce genre de référence. L’Administration de la Santé Personnelle et Publique (ASPP) implante une puce dans le cerveau de patients qui ont bénéficié de traitements lourds et coûteux. L’idée consiste à s’assurer que ces protocoles soient rentables. Ils coûtent chers ; ils doivent réussir. La puce et tout un système électronique ultra sophistiqué qui y est associé, permettent de lire les pensées, voir, sentir ce que le patient pense, voit, sent, ressent … Des voyants lumineux vous informeront sur les constantes : rythme cardiaque, respiration, taux d’adrénaline, cortisol, dopamine, sérotonine et j’en passe … Par un système auquel vous n’avez rien compris, disons par transmission de pensée, vous allez pouvoir souffler des comportements ajustés, conseiller, guider, corriger si besoin. Garantir le succès. Rentabiliser les dépenses de santé engagées. Vous êtes la conscience du patient qui vous est attribué, vous êtes un Jiminy Cricket sur son épaule. Vertigineux.

Vous doutez. L’équilibre financier de l’ASPP, ça compte, mais tout de même … Ceci dit, la posture est tellement, mais tellement tentante. Vous vous dîtes que vous feriez un Jiminy Cricket tout à fait acceptable. Va pour Jiminy. : vous signez votre contrat de travail.

Une fois que vous avez reçu votre équipement et votre formation, on vous affecte une patiente, la première pour vous : Aline, née Alain. Son premier Jiminy a démissionné. Vous espérez que ce n’est pas en raison de la personnalité de « Aline, née Alain ». Que de mystère dans cette identité double !

Premier contact : vous voilà dans un bel appartement lyonnais où vous découvrez une trentenaire élégante. À ses pieds un sac de voyage. Ce que vous renvoie la puce électronique des pensées de cette femme vous glace :

J’ai peur.

C’est pour ça que j’ai passé tout ce temps à me préparer, lentement, minutieusement. Matt me traite de folle, mais je suis décidée ; j’y vais.

Ok, « elle » donc. Ça veut dire qu’Alain est devenu Aline. Une femme opérée qui a changé de genre. L’ASPP veut s’assurer qu’elle a bien fait de dépenser autant et que l’avenir du patient est radieux. Même s’il faut l’aider pour cela. Soit. Vous commencez à prendre des notes, car les pensées d’Aline vont très vite :

J’ai mis une longue robe brodée de fleurs et d’arabesques. J’adore ma coiffure ; Géraldine a vraiment mis en valeur mes cheveux longs avec ces grosses boucles. Une vraie princesse m’a-t-elle dit en tournant le petit miroir tout autour de ma tête pour me montrer son travail. Ça m’a fait sourire. Je me sens vraie. Et belle.

Pourtant, j’ai peur.

J’allume cigarette sur cigarette, immobile comme une potiche sur ma chaise, n’osant ni boire ni bouger en attendant l’heure du train. Je suis une statue. Matt tourne autour de moi avec l’air moqueur que je déteste. Je fais semblant de ne pas le remarquer. Il refuse de m’accompagner. Il prétend que ce voyage est inutile. Et même qu’il est dangereux. Je rêve qu’il change d’avis. Alors, il me sourirait et me pincerait le menton tout doucement en disant : « Mais oui, ma poulette, bien sûr que je viens avec toi. » J’aime quand il dit « ma poulette » ; immédiatement une vague tiède et soyeuse m’envahit.

  • Pourquoi tu souris ? s’étonne Matt.

Aline secoue la tête sans répondre. Vous vous dîtes qu’il a l’air sympa ce Matt. Mais que, apparemment, il ne comprend pas grand-chose. S’il était pucé, vous pourriez au moins le pousser à accompagner Aline. Ça ferait retomber la crise intérieure de votre cliente-patiente et vous pourriez vous accorder une petite pause. Il faudrait que tout le monde soit pucé … Cette idée à peine conçue vous effraie aussitôt.

Vous voilà dans les pas d’Aline dont les pensées continuent à voguer … Ensemble – si on peut dire – vous vous rendez à la gare.

Je suis arrivée beaucoup trop en avance. Brrrr pourquoi cette foule me semble-t-elle aussi grise ? Voilà mon quai. Tous ces gens ; ils ont beau se crisper sous les rares abris, ils n’échapperont pas à l’averse.

Vous observez qu’elle serre les pans de son long manteau autour de son corps frissonnant. Vous ressentez la boule dans son ventre, qui l’oblige à déambuler le long du quai, aussi droite qu’un i perché sur talons aiguille.

Ce sac pèse une tonne ; j’ai l’épaule détruite. Voyons ce petit carré de soleil pile poil entre les repères X et … Y. Parfait ; je suis au bon endroit. Ferme les yeux, profite des petits rayons de soleil sur tes paupières. Allez, inspire ! L’air frais est chargé de gouttes d’eau. Hum. Ah, le train est annoncé ; même pas de retard.

– Pourquoi il a des mains de papa, la dame ?

Qui a dit ça ? Vous palissez. Et vous voyez qu’Aline aussi. Les battements affolés de son cœur résonnent directement dans vos oreilles. Vous ne la connaissez pas depuis longtemps, mais vous donneriez beaucoup pour que ces mots n’aient pas été prononcés.

C’est le gosse. Celui que sa mère, accroupie face à lui, sermonne à voix basse. Putain, ce silence là tout autour. Je vais laisser glisser mon sac sur le sol, sinon je vais tomber. Giflée. Si mes mains arrêtent de trembler, je vais pouvoir trouver mon paquet de cigarettes dans ce maudit sac. Ca, c’est ma trousse, mon pull, la malheureuse poupée de porcelaine. Ai-je bien fait de l’emmener là-bas ? Matt dit bien que les décisions de dernière minute sont rarement bonnes… Ah ! Les voilà, mes Stuyvesant.

Ça me brûle les bronches. Il faudra quand même bien que j’arrête …

La voilà qui tousse. Ben tiens, tu m’étonnes … Allez, c’est pas le sujet. Vous la voyez tourner le dos à la foule et à l’enfant curieux. La fumée de sa cigarette a cramé le plus profond de ses bronches ; en ressortant, elle fait un drôle de nuage blanc sur le blanc du ciel.

Jusque-là, que faire ?

Finalement, pas si cool ce boulot. Auriez-vous dû faire quelque chose ? Intervenir ? Vos questions demeurent sans réponse car le train entre en gare, le cri strident des freins vous perce les tympans. L’averse éclate en grosses gouttes glaciales. Aline attrape son sac avec peine, grimpe dans le wagon, s’installe, place « solo », et chausse ses lunettes noires.

Votre vision panoramique vous permet de balayer le wagon. De l’autre côté du couloir, un enfant – l’enfant ? – et sa mère. C’est un petit brun aux yeux noirs bordés de cils charbonneux qui danse d’une fesse sur l’autre en reculant pour se caler bien au fond du siège. Aline l’a vu elle aussi.

Il me regarde. Il ne me quitte pas des yeux. J’ai l’impression de voir toutes les questions qui se bousculent dans sa tête. Son regard sur mes mains, sur mes lunettes puis mes mains encore. Des mains de papa ? Pourtant il est chouette mon vernis. Red Baroness.

Vos notez rapidement la référence ; c’est vrai que ce vernis est hyper classe et une idée cadeau, c’est toujours bon à prendre ! Mais les pensées d’Aline se bousculent, vous reprenez votre observation ; tant de choses vous manquent encore pour comprendre.

Moi, je les aime mes mains, et mes doigts aussi. J’aime mes doigts. Et toutes ces bagues. Celle-là, de Jack. Celle-là, complètement folle, de Matt. Ma préférée.

Grâce au dispositif qui vous relie à Aline, et dont les performances décidément vous bluffent, vos yeux voient des hommes, des paysages, ça défile comme un album photo. Vous reconnaissez Matt, plus jeune et imberbe. Les images s’enchaînent : des échoppes marocaines, des déserts, des fleuves sacrés, épices, rubans, marchés bleus et ocre, terre rouge, langues inconnues.

L’enfant ne parvient toujours pas à détacher son regard d’Aline ; les souvenirs s’évaporent au profit d’une pensée fugace : elle crève d’envie de lui tirer la langue. C’est le moment ! « Non ! , envoyez-vous dans l’esprit de votre patiente-cliente. T’es adulte, quand même ! Tourne-toi donc vers la fenêtre. » En voyant Aline s’exécuter, vous rougissez de fierté. C’est votre premier succès. Vivement les prochains !

Beurk, elle est dégueulasse cette vitre. Elle floute la campagne, les champs et les arbres. Ca défile ! Oh ! le joli petit clocher pointu tout là-bas. Passé. Pas bien vu. Dommage.

Elle vient de fermer les yeux. Ouf ! Vous allez pouvoir vous reposer cinq minutes. Votre salaire prend peu à peu tout son sens. Vous vous apprêtez à somnoler, mais non, des images anciennes viennent de surgir derrière les paupières d’Aline. C’est reparti.

Vous êtes manifestement dans une ville de province. Une maison. Au vu du décor, des vêtements, des voitures dans les rues, sans doute une bonne quinzaine d’années en arrière. Et puis Aline, tout jeune, quand elle était Alain, dans sa famille.

Le cerveau d’Aline continue à produire des images, des souvenirs.