Chapitre 52

«Ce dimanche de Pâques ! Impossible de me tromper de date. Chez Papé et Mamé. Ma petite sœur, ma petite Sophie, sept ans … elle s’amusait encore à chercher les œufs dans le jardin. Papé l’a accompagnée.

– Démarrez l’apéritif sans nous !

Et nous obtempérons. Bien sûr.

Un verre, deux verres, le ton monte gentiment. Je suis par terre en tailleur, sur le Naïn beige et bleu (Mamé ne dit pas « tapis » ; dans son milieu, tout un chacun sait nommer un tapis persan !). Ah ! le regard de maman sur mes pauvres genoux pointus qui sortent des déchirures de mon jean noir ! Et son soupir ! Elle arrivait drôlement bien à soupirer, suffisamment fort pour qu’on l’entende ! Elle et tante Suzanne rigolent dès que l’oncle Jean ouvre la bouche. Papa pince les fesses de Maman à la première occasion et ça me tape sur le système. Elle proteste mollement. Elle fuit dans la cuisine, faussement outrée, pour en revenir avec des toasts ou des feuilletés. Je sirote ma coupe de Champagne pendant que personne ne me prête attention.

Pourquoi n’ai-je rien compris ? Pourtant, je l’ai bien remarqué que Mamé n’était pas dans son état normal. Les images sont toujours là, précises comme des lames qui me lacèrent l’intérieur. Elle s’agite sur son Louis XV (Mamé ne dit pas « fauteuil », dans son milieu, tout un chacun sait dater le mobilier !) à la tapisserie râpée. Sans cesse elle regarde sa montre et la porte-fenêtre qui donne sur le jardin. Sans cesse, elle questionne :

– Alain, avec ton téléphone tout le temps à la main, rends-toi au moins utile : dis-moi quelle heure il est, s’il te plaît.

Elle me saoule. À ce moment-là, je me suis imaginé qu’elle s’en faisait pour le rôti … ou le gigot, enfin bref, pour la bouffe.

Soudain la fameuse porte-fenêtre guettée par Mamé s’ouvre sur Sophie.

Vous avez la nette impression d’entendre les battants de cette porte-fenêtre claquer. Et vous visualisez extraordinairement bien les yeux écarquillés d’une petite fille. L’image ne contient que ces yeux, immenses et vides. Les larmes dans les yeux d’Aline se coincent dans votre gorge. Le film continue ; vous n’y pouvez rien. Pour stopper le flot des images, il faudrait débrancher votre équipement de Jiminy ; ce qui conduirait à la perte immédiate de votre prime d’assiduité ! Et puis, vous voulez savoir, non ?

La petite Sophie avance dans le salon comme un automate, raide et ridicule. Le Papé entre juste derrière elle et la pousse dans la pièce, prenant instantanément tout l’espace en tonnant :

– Alors, on passe pas à table ?!

La Mamé a bondi sur ses pieds. Dis-donc, elle a le même grand nez que mon Aline ! Elle fait non avec la tête ; on dirait qu’elle a mille ans. Le regard d’Alain revient sur Sophie abandonnée de tous au milieu du tapis. Vous décidez de suivre sa propre vision de la scène ; vous vous concentrez sur ses pensées :

Je voulais la rejoindre. Je tremblais tellement, de la tête jusqu’aux pieds, que j’ai cru être incapable de me lever et marcher droit. Je ne comprenais même pas trop ce qui se passait en moi. Ah ben, voilà Maman a foncé sur elle, la bousculant pour dégager le passage tout en plongeant le nez au-dessus du petit panier à frou-frou :

  • C’est tout ce que tu as trouvé ? C’est bien la peine que Papé se dérange pour toi ! Combien y’en a ? Trois, cinq, six … et sept. Sept œufs de Pâques, c’est pas grand chose. On dirait bien que tu n’as pas cherché beaucoup !

Elle s’apprêtait à retourner en cuisine quand son œil de ménagère l’a arrêtée net. Oh, sa voix dans les aigus.

C’est vrai ça, cette voix ! Franchement insupportable ! Les neurones d’Aline sont en train de vriller et les vôtres ne sont pas à leur aise…

– Ah, mais regarde-moi ça ! Qu’as-tu fait à ta robe ? Elle est pleine de terre.

Comment elle a tapé sur la robe ! Encore et encore. Effacer l’accident ! C’est sur une dernière tape que ma toute petite sœur-automate s’est mise à pleurer, sans bruit, avec des larmes énormes qui descendaient le long de ses joues, roulaient dans son cou et mouillaient la robe tachée. Et Maman qui montait sur ses grands chevaux en secouant le bras du petit pantin :

– Bertrand, regarde un peu dans quel état elle s’est mise, ta fille.

– Laisse-la tranquille. Va plutôt nous chercher du pain, répond mon père qui attrapa Sophie sans la regarder pour l’asseoir à sa place, à côté de Papé. Allez, c’est rien, lui assure-t-il (lui qui sait tout). Arrête de pleurer. On n’est pas bien, là ? T’as pas eu assez de chocolats, peut-être ?

Et d’ajouter à la cantonade, avec toute l’élégance qui le caractérise :

– Elle sait pas combien ça m’a coûté, la p’tite, tous ces chocolats. Hahaha.

J’ai eu la gerbe comme jamais.

Bon, vous avez, vous aussi, le cœur à l’envers. Vous n’osez tout à fait comprendre. Comment éloigner cet épisode des pensées de votre patiente-cliente ? Aucune idée. C’est quand même fou : on ne vous a rien dit des réelles difficultés qui vous attendaient.

Selon un sondage Ipsos de novembre 2020, pour l’association Face à l’inceste, 1 Français sur 10 affirme avoir été victime de violences sexuelles durant son enfance. D’après ce sondage, un enfant victime sur deux est agressé par un membre de sa famille et 96 % des auteurs d’inceste sont des hommes.

D’après une enquête Ipsos (2019) menée pour l’Association Mémoire traumatique et victimologie, 39 % des victimes ont connu des périodes d’amnésie qui pour un tiers d’entre elles ont duré plus de 20 ans.