Chapitre 64

«Nous avons le temps de boire un café, commence Sophie. J’ai plein de questions à te poser !

En détournant le regard, elle murmure :

– Comme ça, tu arriveras directement à l’église.

Tsss, elle préfère que personne ne me voit. Ça fait mal. Mais je ne réponds pas. Le silence prendra la place des mots qui pourraient nous faire mal. Je n’ai pas envie d’avoir mal. Nous avons envie toutes les deux de protéger ce moment.

  • Tu conduis bien.

Je n’aime pas du tout le rire idiot qui suit ma banalité crasse. Je voulais insuffler un peu de légèreté.

  • Je sais.  Elle rit, elle aussi. Je conduis lentement ! J’aime pas la vitesse.
  • T’as raison.

À travers la vitre, le soleil caresse ma joue.

– T’as pas pris l’embranchement ?

– Y’a rien de sympa chez nous. Il paraît qu’il y a un bar très cool à Leynes ; on y sera très vite.

– C’était pas « chez les ploucs », Leynes ? Le trou où, de mon temps, on s’rait jamais allés !

– C’est fini ça, Al ! 

Est-elle sincère ? Elle connaît même pas. Ah, le voilà, le Bar des Amis nous ouvre ses portes.

– Allez, viens. Là, y’a une place au fond.

– On n’serait pas mieux dans la véranda, à profiter du soleil ?

– Non. Viens.

Cette banquette en skaï est franchement moche. Elle me rappelle l’odeur de mes quinze ans. La serveuse n’a pas envie de quitter le comptoir ; Sophie prend les choses en main : « Deux cafés et deux verres d’eau, s’il vous plaît. »  Oui ma petite sœur boit du café !

– Raconte !

Sophie, elle est drôlement bavarde. Vous notez des mots à la volée ; c’est difficile. Vous tentez de surveiller l’état d’Aline en même temps. Vivement ce soir qu’on se couche pensez-vous soudain. Il est seulement 11 heures et quart. Vous percevez, recevez, ressentez beaucoup d’émotions plutôt violentes, des hauts et des bas épuisants.

Vous notez en quelques mots-clés le parcours de Sophie qui raconte ses études, son poste de conseillère bancaire à Mâcon. Les dimanches à Chasselas. Quelques aventures amoureuses, pas en ce moment. Frédéric ? Apparemment, un pote de foot d’Alain-Aline ?! Ça les fait rire tous les deux. Sa passion pour le théâtre, son club amateur, « En attendant Godot ».

La serveuse s’appuie sur le bord de la table, sans un mot. Elle est trop fatiguée pour parler et elle n’a semble-t-il pas la force de sourire non plus. « La même chose » lance Sophie sans un regard pour elle.

Tandis que la serveuse se dirige vers le bar, vous voyez Aline sortir de son sac la poupée de porcelaine. Vous voudriez dire quelque chose, aider Aline à mettre des mots sur ce qu’elle fait. Elle cligne trois fois des yeux et reste muette. Vous sentez bien que c’est là qu’est votre boulot : aider Aline à se faire comprendre. Mais la scène vous tétanise vous aussi.

L’article de Clément Guillet intitulé « La dissociation : un concept caméléon » (Cercle Psy N° 28 – Mars/avril/mai 2018) rend compte de l’évolution du concept d’amnésie dissociative, soulignant qu’il trouve sa définition aux Etats-Unis, dans les années 70, dans le contexte des traumatismes liés à la guerre du Viet Nam. Par ce mécanisme, le psychisme se protège en transformant la victime en spectatrice sidérée. L’encodage de la mémoire est alors bloqué.

 

Si vous pensez que Sophie ne peut pas accéder à cette mémoire « fantôme », qu’elle subit ce qu’on appelle l’amnésie traumatique dissociative :

Si vous avez la conviction que Sophie se souvient très bien des violences subies,