Votre équipement vous informe que les pensées d’Aline viennent de sauter au week-end suivant. Toujours en connexion avec elle, vous découvrez sa maison d’enfance. Ce dimanche, ce sont le Papé et la Mamé qui déjeunent chez Aline, en train de tournicoter dans la cuisine.
– Hum, du gigot ? Incroyable ! Tu t’es surpassée maman !
– Et alors ? répond la mère avec un haussement d’épaule. T’as fini tes devoirs et rangé ta chambre ?
J’en avais tellement marre de ce gigot haricot très très beau très très gros … qu’on se doit de partager le dimanche dans toute famille qui se respecte et respecte les traditions. Cela ne risque pas de nous échapper ; nous ne risquons pas d’y échapper.
– J’vais dans ma chambre. Sur les talons du jeune homme, vous découvrez le palier de l’étage. Votre œil dans son œil se glisse dans l’entrebâillement de la porte de la chambre de la petite sœur.
Ah non, mais qu’est-ce qu’il fait là, lui ? Accroupi devant elle. En train de chuchoter. Il a l’air tendu, mais elle, oh elle, les yeux baissés sur ses pieds, statufiée de sentir la vieille main sur la peau douce de sa petite cuisse, haut, trop haut sous sa jupe. Et qu’est-ce qu’il secoue comme ça dans l’autre main ? Une poupée ! Je rêve. La poupée que maman lui a refusée hier. Il l’achète ! Il la manipule ! L’autre finit son petit discours :
– … et ce sera notre secret. On est d’accord ? Il retient encore la poupée vers lui.
Ça y est, elle le lui donne ce minuscule hochement de tête qui visiblement le soulage ; je le vois dans son dos qui se relâche.
– T’es une bonne petite fille. Embrasse ton Papé ! C’en est trop !
Vous, enfin Aline et vous, vous retrouvez en bas des escaliers avant d’avoir pu dire ouf. Quelqu’un va savoir, agir, intervenir. Vous ne savez pas si le souffle court et les battements de cœur sont les vôtres ou ceux d’Alain-Aline. Mais ça cogne. Alain demande à parler à son père qui le suit dans l’arrière-cuisine en bougonnant. Une fois dans le réduit, examinant son fils de la tête au pied avec une moue rageuse, il balance, comme si ce n’était qu’un seul mot :
– Qu’est-ce-qu’ya ?
Dès les premières paroles d’Alain, le père abat sur lui sa large main à une vitesse fulgurante. Il ne lui a laissé aucune chance de se protéger. La respiration coupée, le jeune garçon saigne du nez.
– Comment oses-tu ? souffle-t-il entre ses dents.
– C’est la vérité !
Le père ne parle pas, il crache ; à voix basse, il crache et vous entendez tous ses mots. Vous avez pleine conscience que ce sont des mots restés dans la tête d’Aline comme dans un marbre glacial. Depuis dix-huit ans, ils font entendre leur chant ravageur.
Le père poursuit ; vous n’avez aucun moyen d’arrêter ça. Il s’agit d’un souvenir. Rien ne peut arrêter ce film atroce. Vous avez le cœur au bord des lèvres mais la scène se poursuit. Le cœur d’Aline bat trop vite, mais elle semble vouloir aller jusqu’au bout de ce retour en arrière, à moins que les images ne s’imposent à elle.
– Tu te casses. Tu prends tes affaires et tu te casses. Petite pédale. Va chercher tes affaires. Et disparais. Tu me fous la honte. Je ne veux plus te voir. Dehors !
Sa grosse pogne sort Alain du réduit, de la cuisine, du vestibule et le pousse vers la porte d’entrée. Il hurle encore cet affreux bonhomme :
– Dehors !
Aline revient à ses pensées. Les images du passé se couvrent d’un voile qui les rend floues et les éloigne un peu.
Vous vous posez un tas de questions sur ce qui a bien pu se passer ensuite. Il vous suffit de capter attentivement les pensées d’Aline :
Je me suis fait tellement mal au bras en m’arrachant à sa poigne ! Il fallait bien forcer le passage et emprunter l’escalier au lieu de la sortie. Mon visage en feu, je sentais bien le goût du sang dans ma bouche. En bas, il n’y avait plus que le bruit des couverts de tous ces hypocrites dans le vide. J’imagine qu’on se passait le sel à voix basse. « Du pain ? », « Non, merci. », « Et la petite ? Elle mange rien la petite. » J’entendais les voix, mais en vérité j’étais loin de distinguer tous les mots. Je remplissais mon sac.
Quand je suis sorti de ma chambre, j’ai poussé la porte de Sophie comme pour lui dire au revoir. Si j’avais su combien d’années allaient nous séparer ! J’ai vu la poupée qu’elle avait laissée sur la descente de lit, le nez planté dans les fibres rose bonbon.
Quand j’ai regagné la salle à manger, j’ai été frappé par leurs dos si droits contre les hauts dossiers de leurs chaises capitonnées ; tous m’ont lancé des regards de feu.
Quelle douleur dans ma gorge ! Serrée à fond. Aucun mot n’aurait pu sortir, c’est sûr !
C’est pour ça que la poupée, je l’ai jetée sur le tapis. J’ai fixé le vieux droit dans les yeux, le soi-disant grand-père, ses yeux marrons, yeux de cochon comme on disait en primaire.
Mais pourquoi ai-je écrasé la poupée avec mon talon ? La haine sans doute. Le bébé rose a perdu du même coup ses deux jambes. Pourquoi ai-je ramassé et emporté avec moi le petit corps amputé ? Aucune idée.
Vous soufflez : Mais parce que c’est une pièce à conviction ! Et vous souriez de découvrir la suite des pensées d’Aline :
J’ai dû penser que c’était une pièce à conviction.
Bizarrement, on l’a pas entendu le Papé.
Et maman n’a pas bougé d’un millimètre quand j’ai passé la porte de notre foyer, rejeté, indésirable, haï.
Et voilà, on est … à … ah la vache ! Dix-huit ans après ! Un sacré bail ! L’ancêtre descend enfin dans la tombe, enfin à sa place, bientôt bouffé par les asticots. Je ne peux pas manquer ça.
Depuis 1997, SOS Homophobie publie annuellement un « Rapport sur les LGBTIphobies ». Le rapport 2021 révèle des chiffres inquiétants :
Il vous semble que le plus grave réside dans le fait que dans 75 % des 1815 témoignages, les jeunes ont subi le rejet de leurs proches :
Il vous semble que le plus grave réside dans le fait que ce rejet s’exerce dans 1 cas sur 10 sur des jeunes mineurs, tels qu’Alain :