Chapitre 35

En arrivant devant votre immeuble, vous vous souvenez soudainement qu’il vous faudra monter quelques marches pour atteindre l’ascenseur. Quatre marches exactement. Seulement quatre marches, mais aussi un défi impossible à relever pour vous et votre fauteuil roulant. Vos jambes sont toujours douloureuses et immobilisées. Vous n’allez tout de même pas devoir ramper ! Cela étant, votre prise de parole lors de la dernière réunion du syndicat des copropriétaires vous revient en mémoire. À cette époque, vous aviez déblatéré tout un réquisitoire à l’encontre de « travaux d’adaptabilité » de l’immeuble, au motif que le devis vous semblait exorbitant. Si jusqu’ici vous vous souveniez de ce moment avec fierté, c’est désormais un sentiment de honte et de dépit qui vous envahit. Sur la ville, le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle, le temps vire à l’orage et verse un jour noir plus triste que les nuits.

Une sans-abri est assise sur le trottoir, à quelques mètres de vous. Jusqu’ici, vous avez toujours méprisé ces gens et avez systématiquement refusé de leur adresser la parole. Cependant, la situation délicate dans laquelle vous demeurez vous pousse à sortir de votre zone de confort en allant à la rencontre de l’autre. Tandis que vous vous approchez de cette femme, la manière dont vous aviez l’habitude de traiter les sans-abri vous revient brutalement en mémoire. Ce faisant, vous espérez qu’il ne s’agira pas de l’une de celles que vous avez pu violemment houspiller dans le passé.

Au fur et à mesure de votre approche, vous distinguez plus nettement ses traits fins, malgré un manque d’hygiène assez criant. Elle porte une veste ressemblant à s’y méprendre à un sac poubelle et est couverte d’un bonnet à pompon duquel s’échappe une improbable touffe de cheveux blonds.

« Euh, bonjour… tentez-vous timidement

– Bonsoir, vous répond-elle du tac au tac avant d’enchaîner : Je peux t’aider ? »

Si elle n’avait pas été aussi tragique, la situation aurait presque pu vous sembler cocasse. Malgré sa familiarité, la seule préoccupation de cette femme semble être de vous apporter son aide. Vous songez que c’est dans l’adversité et dans la difficulté que naît la solidarité.

Aussitôt dit, aussitôt fait, la femme vous tire en haut des marches avec une force que vous ne lui soupçonniez pas. Vous tenant aussi la porte, elle vous aide à entrer dans le hall de l’immeuble et vous pousse jusqu’à l’ascenseur. Soudainement, le ciel gonflé éclate, libérant enfin les trombes d’eau qu’il retenait depuis des heures. Sur la porte vitrée de l’entrée, la pluie, étalant ses immenses traînées, d’une vaste prison imite les barreaux. Comme mue par un réflexe, votre accompagnatrice rabat sa capuche par-dessus son bonnet. Et, tandis qu’elle vous souhaite une bonne soirée, elle se dirige vers la sortie.

À l’extérieur, il pleut à verses.