Moi, je n’étais une menace pour personne. Et non, je n’étais pas « une fifille », une « petite pédale », une « tafiole », j’étais une fille dans un corps de garçon. Une erreur d’aiguillage. Un bug de Dame Nature. Je ne le savais pas, ou je ne voulais pas le savoir. Comment comprendre alors que je n’avais pas les mots ? Douze, treize, quatorze ans … un bébé, en somme. Des sensations, des certitudes et aussitôt le déni, personne à qui parler. Avec qui en parler ?
Je ne connaissais aucun lieu, aucun service de santé, aucune association, rien ; j’avais des parents, une famille, des amis !
De toute façon, comment aurais-je imaginé que d’autres monstres existaient ? Des monstres tels que moi ? Je sais qu’aucune étude n’a été menée en France. Combien disaient les études dans d’autres pays de l’OCDE, déjà ? 0,1 à 0,3 % de la population. Combien ça fait pour la France, ça ?
Vous sentez bien que le résultat ne va pas s’afficher dans la tête d’Aline. Vous attrapez votre smartphone, beaucoup plus doué que vous sur la question des pourcentages … Donc 67 millions … Waouh, entre 65.000 et 200.000 guguss ! Ça en fait du monde.
Les calculs sont vite chassés par des images qui défilent devant vos yeux, celles qui habitent maintenant le cerveau d’Aline, un diaporama où se succèdent noir et couleur, nuit et lumière : des rues désertes, des bancs, des rencontres et de l’entraide, des nuits glaciales et des jours de pluie, un commissariat, du vol à l’étalage, une baguette en cadeau, un parc malfamé, la prostitution, la faim, la solitude, des amoureux, un rayon de soleil sur les paupières, une fleur née dans une fissure du bitume, une rage de dent, la faim, la faim encore, la peur toujours.
Un visage apparaît alors plein cadre, si on peut dire, et le rythme effréné des images est abandonné au profit d’un ralenti dont vous appréciez la beauté. Ce visage qui flotte doucement vous dit quelque chose … Mais oui, c’est Matt ! Le compagnon d’Aline. Le voilà donc qui entre en scène. Votre curiosité vous tenaille : comment la rencontre s’est-elle passée ?
Quand je pense que Matt ne devait pas travailler ce jour-là. Il a remplacé une collègue à la dernière minute. Et hop, c’est lui qui est sorti du camion pour me ramasser.
Je venais de me faire agresser ; c’était la énième fois, le nez cassé, l’arcade sourcilière éclatée, des hématomes sur tout mon corps maigre, une douleur fulgurante dans le bras (double fracture révélée par la radio), menace d’hémorragie interne bien sûr. Dans le camion du SAMU, il ne me lâchait pas du regard. Ces yeux ! Verts et dorés, bordés de ses longs cils blond roux. Les petites rides au coin, toutes fines, toutes jolies, qui s’étiraient quand il me souriait. Oui je crois que ce sont ces petites rides qui m’ont fait tomber amoureuse. Follement. Accroché à la poignée fichée au plafond du camion et qui lui permettait de se stabiliser, le corps balloté dans les vitrages trop serrés ou les accélérations, il ne s’est pas détourné une seule demi-seconde.
C’est bien plus tard qu’il m’a avoué avoir éprouvé pour moi un désir immédiat qui l’avait pris par surprise. Il pouvait bien rester calme et serein, il était tout à ses sensations, convaincu que je m’en sortirais. Il n’avait aucun doute. Il en allait de sa survie au monde. Il se foutait même de mes douleurs, négligeant de me poser la bonne question : sur une échelle de un à dix, vous diriez que vous êtes à … ? Je pouvais bien souffrir en silence à cet instant alors que pour lui tout l’avenir du monde nous appartiendrait bientôt. Je n’étais évidemment pas en état de revendiquer quoi que ce soit.
Le taux de sérotonine est désormais à son maximum, le rythme cardiaque d’Aline est descendu, les muscles se détendent, fibre par fibre. À vrai dire, ce calme retrouvé ne vous fait pas de mal !
Le film reprend et vous réalisez rapidement que Matt est sur quasiment toutes les images. L’appartement lyonnais, des voyages, des médecins, des traitements, des pleurs, des heures creuses et des heures joyeuses, Alain dans un lit d’hôpital, Aline de retour à l’appartement, la mer, un concert de Véronique Samson, des démarches administratives, une carte d’identité brandie comme un trophée.
L’histoire est claire : Matt et Aline ont construit ensemble leur vie, suivi leur chemin parfois douloureux mais toujours en accord avec ce que l’un et l’autre sont en vérité. Ce constat vous émeut aux larmes, mais vous vous retenez car ce n’est pas le moment de transmettre des émotions négatives à Aline !
Un voile noir s’impose soudain. Zut, vous dites-vous, j’ai transmis mes larmes ou quoi ? Mais non, le voile se déchire sur l’image d’une très jeune fille aux cheveux sales qui chante devant une terrasse de café. La colère d’Aline vous percute en pleine poitrine. Waouh, quel uppercut ! C’est quoi encore ?
Il m’a fallu un sacré bout de temps pour te reconnaitre ! Sophie ! Ma Sophie ! Qu’étais-tu devenue ?
Une loque humaine. Un petit chat blessé qui se cachait derrière un manteau de haine. Fugueuse ! En grand danger, je ne le savais que trop bien. Je t’ai emmenée à la maison, lavée, soignée, nourrie, retapée. J’ai même appelé maman pour la rassurer et après quelques jours, je t’ai renvoyée à la maison où tu devais retrouver ton foyer, ton collège, tes copines, ton cours de danse.
Il n’y a pas eu de paroles. Je n’ai rien su de toi. Je n’ai pas osé te demander pour le Papé. Je n’ai pas réussi à parler de moi non plus. Tu étais la première personne de mon passé à découvrir Aline.
Tu m’as saluée de la main sur le quai de la gare ; les mots sont restés prisonniers. Tu ne m’as jamais rappelée. Tu m’avais oubliée Sophie ?
Pfff, décidément, votre Aline n’a pas eu de chance avec cette famille ! À votre grand soulagement, le train s’arrête et Aline coupe le film du passé pour attraper son sac, descendre et marcher vers la sortie. Son regard balaye la vaste salle des pas perdus et s’arrête sur une jeune femme à la chevelure aussi noire et aux yeux aussi grands que ceux de votre cliente dont le taux d’adrénaline vient de subir un pic inquiétant.
– Sophie !
Les deux femmes se serrent dans les bras, longuement. C’est bien elle, Sophie, la petite sœur. Elle n’a pas l’air d’avoir si mal tourné que ça malgré l’épisode de la fugue. Vous vous reculez pour plaquer votre dos fatigué contre le dossier de votre fauteuil ; vous vous laissez porter par la scène des retrouvailles. Vous vous inquiétez un peu de la suite, la rencontre avec le reste de la famille …
Aline et Sophie montent en voiture.
Il est temps de découvrir comment se passent les retrouvailles entre Aline et sa sœur. Vous voulez savoir si Aline va trouver l’amour des siens :