Chapitre 83

C’est alors que vous voyez la main de Sophie se poser sur le petit corps de porcelaine. Ses yeux s’emplissent de larmes. La tension dans le corps d’Aline s’est dénouée d’un cran. Elle va fondre en larmes et si tout ce petit monde continue vous allez faire de même. Quel drôle de job, tout de même. Il faut que vous les aidiez à communiquer. Vous comprenez toute l’importance de votre rôle. Vous pouvez accompagner d’autres êtres humains du côté de l’épanouissement, de la sérénité. Votre cerveau bouillonne et vous exhorte à trouver les bonnes formules. Sophie a besoin de l’affection d’Aline qui a besoin que sa sœur l’accepte telle qu’elle est.

Vous suggérez une première phase ouverte, ni vraiment question, ni vraiment affirmation : « Tu te souviens … »

– Tu te souviens…

Vous vous congratulez pour cette trouvaille en voyant Sophie hocher la tête. Bingo ! Leurs mains ne se lâchent pas, comme des coques autour de la poupée. Vous n’avez plus qu’à les écouter :

– Bien sûr que je me souviens ! finit par articuler Sophie.

– Et je t’ai abandonnée !

– Non ! Mais non. Pas du tout. Tu n’as pas eu le choix. Papa ne t’a pas laissé le choix.

Il va bien falloir comprendre le pourquoi des années de silence de Sophie. Avec doigté. Pour assurer le coup, vous suggérez à Aline de faire juste référence à vos retrouvailles inopinées, factuellement.

– Mais on s’est retrouvés malgré lui ! Comment t’as fait pour arriver à Lyon depuis notre cambrousse ?

– J’en pouvais plus. J’étais prête à tout pour échapper à l’atmosphère de la maison. Papa et maman, excuse-moi, faisaient comme si tu n’avais jamais existé. Dans la semaine de ton départ, ta chambre a été transformée en lingerie. J’en ai pleuré pendant des semaines. Je ne pouvais plus rien avaler et pour m’aider, papa me punissait en me privant de mon cours de danse, le seul endroit où je me sentais heureuse. Maman est devenue quasi muette. Elle faisait les courses, la cuisine, le ménage, un vrai robot, mais jamais un sourire, un ciné, un petit cadeau. Elle me punissait aussi, mais je ne comprenais pas de quoi. De clash en clash, j’ai fini par prendre la décision de m’enfuir. Comme toi. J’avais une copine un peu délurée au collège ; elle m’a aidée. On piquait du fric dans les sacs de nos mères. Elle a pris mon billet de train pour que mon nom n’apparaisse pas. J’te fais pas un dessin sur mes aventures ; tu m’as revue dans un drôle d’état !

– C’est dingue cette coïncidence tout de même.

– Oui ! Elle m’a sans doute sauvé la vie.

– Et puis tu es rentrée …

– C’est toi qui m’as obligée !

– C’est vrai. Je ne voyais pas d’autre solution. Enfin bon …

Dans la tête d’Aline, vous voyez avec effroi se former la phrase qui commence par « Enfin bon, tu m’as oubliée après et tu m’as brisée … » Vite, proposez une autre formule, bien reçue par Aline :

– Enfin bon … Tu m’en as voulu, n’est-ce pas ?

– Non. Non, non, je ne t’en voulais pas. J’étais rassurée d’être à nouveau à la maison. J’avais eu trop peur. Et puis je ne te reconnaissais pas. Matt m’impressionnait. T’étais plus le grand frère que j’aimais tellement. Je t’avoue ; je suis rentrée dans le rang. Papa a arrêté de me harceler. Nous vivons tous les trois dans une espèce de paix de façade. Il fallait juste obéir au Papé pour tout ce qu’il pouvait contrôler ; tu as connu ça : quoi acheter à quel prix, quelles vacances choisir, quels meubles et quelle déco aimer, quelles études faire, quel boulot pour papa, etc. C’était plus facile pour moi. 

Bon, faut y aller.

Elle n’a pas trop le sens des transitions cette Sophie ! Elle est déjà debout, claque un billet sur le comptoir du bar et secoue son trousseau de clés : « Al ! On y va. » Aline hésite, déstabilisée par la nouvelle tournure des événements et finit par se dresser avec grâce sur ses hauts talons, passer en souplesse entre les tables et survoler le carrelage jaune et marron. Vous les « suivez. » En voiture, le silence s’impose, mais un silence serein et tendre. À leur arrivée dans la maison familiale, le cœur d’Aline bat de manière plutôt désordonnée. Vous intervenez à nouveau (cela vous plait de plus en plus !) : « Aie confiance. Sois toi-même ; que faire d’autre ? Sois fière de toi, comment en serait-il autrement ? »

Aline malgré sa grande tristesse inspire un grand coup. Et avance résolument vers la maison.