Chapitre 1
Bénévole par accident

Tout allait très bien jusqu’à ce que votre mocassin gauche s’écrase dans une anfractuosité du trottoir. Vous soupirez tandis que vous retirez votre pied de l’eau stagnante. Des mocassins Prada quand même, ça fait chier. Secouant votre jambe dans tous les sens pour évacuer le liquide, vous vous attirez les foudres d’un sans-abri vautré non loin. Alors qu’il vous apostrophe vulgairement, vous lui recommandez d’aller se faire voir et de trouver un travail.

Malheureusement, il a fallu que votre collègue Phillipe passe par là à ce moment-là. Et, évidemment, Saint-Philippe a tout entendu et ne va pas tarder à vous reprocher vos mots.

«  Bonjour ! s’exclama-t-il tout en affichant un immense sourire béat.

Vous abstenant bien de répondre, vous reprenez votre chemin sans même lui adresser un regard. Au moindre signe de votre part, il pourrait vous tenir la jambe pendant plusieurs heures.

– C’est plutôt momoche ce que t’as fait ! continue-t-il, toujours armé de son sourire le plus coriace. Ce monsieur ne t’avait rien fait !

– Alors déjà, rétorquez-vous, ce n’est pas un monsieur, c’est un clochard, et s’il n’était pas vautré au milieu du trottoir, on aurait sans doute pu le réparer avant que j’y marche.

– Je ne suis pas sûr que les agents d’entretien de la municipalité aient été empêchés par ce monsieur. Et puis tu l’as mouillé en plein mois de janvier ! Il n’a pas de veste, contrairement à toi.

– Alors déjà, ce n’est pas une veste, c’est un manteau. Grâce au réchauffement climatique, il fait bien assez chaud pour vivre dans la rue. Le climat est bien plus froid dans les hautes sphères de la morale. Tu me glaces avec tes considérations à la con.

– Écoute, je ne sais même pas pourquoi je discute de ça avec toi ; à l’origine j’étais juste venu te donner un exemplaire de la photo de groupe. Je l’ai fait imprimer pour tout le monde en me disant que ce serait sympathique, conclut-il en vous gratifiant d’un énième sourire.

– Ah, euh… Merci, je suppose. Mais ce cadre pourri ce n’était pas nécessaire, ajoutez-vous pour qu’il efface cet air suffisant de son stupide visage.

– De toute façon vous n’avez rien à faire de mon avis. Alors vous ne trouverez rien d’étonnant à ce que ce soit réciproque, répond-il, piqué, tout en s’en allant ».

Ça y est, vous aviez enfin réussi à vous débarrasser de cet imbécile. Ce faisant, vous traversez la route et portez attention à la photo. Tout le monde est bien aligné, la bouche en cœur… Ce jour-là vous aviez même accepté de participer. Quelle idée! Vous décidez de passer sur le trottoir d’en face pour échapper définitivement à monsieur Parfait et vous consacrer à une petite séance shopping. Soudain, le monde chavire et votre vue se trouble.

***

La lumière blafarde et le blanc cassé d’une chambre inconnue vous tirent désagréablement de votre sommeil. Le soleil décline à l’extérieur ; l’après-midi touche à sa fin. Sous vous, le lit semble vous engloutir presque totalement ; vous avez mal aux jambes et votre tête refuse de bouger. D’une voix pathétique, vous tentez d’appeler à l’aide, émettant un son guttural, rappelant plutôt des borborygmes dont vous ignorez vous-même la signification. Votre gorge est terriblement sèche et vous avez l’impression que l’air vous brûle lorsque vous respirez. Vous essayez d’avaler votre salive, mais votre langue, telle une éponge, semble absorber tout liquide à son contact. Soudainement, un homme barbu s’inscrit dans votre champ de vision encore trouble. Il remue les lèvres, mais vous n’entendez qu’un vague grommellement. Une femme apparaît derrière lui. Elle s’approche de vous et gratte quelque chose à côté de votre cou. La pression que vous ressentiez diminue, et elle retire une minerve tandis que vous retrouvez la mobilité de votre cou, toujours bien engourdi.

« Savez-vous où vous êtes ? Le ton est machinal, comme si cette question était répétée pour la énième fois.

– Dans un hôpital ? parvenez-vous à articuler.

– Absolument, enchaîne-t-elle tout en scrutant attentivement plusieurs parties de votre corps comme pour vérifier le bon fonctionnement d’un vélo.

– Pourquoi ? demandez-vous sans même comprendre l’objectif de votre question.

– Vous avez été victime d’un accident de la circulation, répond la femme en prenant soin d’articuler chaque mot. Une voiture s’est autorisée à vous renverser sur un passage clouté. Nous allons bien nous occuper de tous vos bobos pour que vous puissiez joyeusement retourner à vos occupations !

– Pourquoi me parlez-vous comme à un enfant atteint de déficience mentale ? »

– La femme ne relève pas votre remarque acerbe et semble se concentrer sur vos jambes. Vous profitez du fait qu’elle se penche au-dessus de vous pour déchiffrer son badge : « docteur Neri ». Ses cheveux bruns sont fermement tirés par un chignon collé au sommet de son crâne. Tout chez elle est étonnamment parfait. Vous commencez d’ailleurs à vous demander s’il ne s’agirait pas d’un robot.

« Vos jambes ont été un peu malmenées par l’accident. Vous aviez deux belles luxations et je vous ai fait mettre des attelles. Ne prenez pas peur, il n’y aura aucune séquelle et vous devriez marcher à nouveau d’ici deux semaines. Vous pouvez sortir dès à présent ; nous nous reverrons le 12. »

Ces mots vous font l’effet d’une douche froide. En tentant de vous redresser tant bien que mal, une intense nausée vous étourdit et vous n’apercevez vos jambes que du coin de l’œil. D’un violet foncé des plus tristes, elles ne semblent plus répondre à vos sollicitations. Votre niveau de panique augmente encore d’un cran lorsque vous voyez l’homme barbu, dont la blouse indique « Bruno, infirmier », s’approcher du lit dans lequel vous vous trouvez avec un fauteuil roulant.

« Sortir », c’est donc sortir en fauteuil ! Bruno vous en explique le fonctionnement. Pas si simple. Quelques essais de pilotage plus tard, vous sortez de l’hôpital en roulant sur votre nouveau fauteuil. Depuis toujours, vous avez considéré les personnes en situation de handicap comme des parasites de la société et vous exécrez votre nouvelle condition. Toutes les personnes se tournent vers vous avec des regards que vous identifiez comme porteurs d’une sollicitude dont vous ne voulez pas. Votre arrivée dans la rue est plus pénible que ce que vous pensez et vous remarquez pour la première fois que tous les trottoirs penchent. Tant bien que mal, vous essayez de maintenir vos roues droites, mais votre trajectoire dévie sans cesse. Écart après écart, vous devez sans cesse vous excuser auprès des personnes dont vous coupez la route. Vos bras sont épuisés et vous vous demandez bien comment vous allez pouvoir tenir. La vie vient de vous mettre sur des roulettes carrées ; vous enragez.

Avant de vous faire renverser par une voiture, vous vous apprêtiez à acheter une chemise pour le travail. Il est dix-sept heures, les boutiques vont bientôt fermer.